Le Miracle Sicilien

Henri de Ziegler  
     
LE   MIRACLE   SICILIEN





Palerme - Eglise de la Martorana
Le Christ couronne Roger II (Mosaïque XIIe)




In  Actes du Congrès International d’Etudes Rogériennes. 
VIIIe Centenaire de la Mort de Roger II. 
Palerme. 21-25 avril 1954 
Società Siciliana per la Storia Paria. 1955 
Scuola linotipografica Boccone del Povero 


     
      
     


Palerme. Cathédrale. Tombe de Roger II

« IL MIRACOLO SICILIANO » Henri de Ziegler 
 in   Atti del Convegno Internazionale di Studi Ruggeriani 
 VIII Centenario della Morte di Ruggero II
         (21-25 aprile 1954) 
Società  Siciliana per la Storia Patria. Palermo.1955 
    Scuola linotipografica Boccone del Povero.  








Quelles belles rencontres inattendues réserve une balade sur les pas des Hauteville en Sicile ! Connaissez-vous Mr Henri de Ziegler ? Ce poète, président de l’association des écrivains de son pays, la Suisse, enseignant à l’université de Genève, est invité à Palerme en avril 1954 à participer activement aux manifestations commémorant le VIIIe   centenaire de la mort de Roger II. Le fondateur du royaume de Sicile est  décédé en 1153 à l’âge de 59 ans. Une petite pensée pour lui le 26 février s.v.p.
C’est en feuilletant les actes du congrès international  consacré à Roger II que j’ai eu la chance et le bonheur de « rencontrer » l’auteur de l’article intitulé : « le Miracle Sicilien ». Il s’agit du texte d’une conférence prononcée à Cefalu. Le plaisir ressenti en le lisant j’ai envie de  vous le faire partager. Allez musarder avec le poète. L’entendre célébrer la beauté des œuvres artistiques qui ont vu le jour pendant cette période normande, la  finesse  de l’œuvre politique créée par Roger II est un régal ! Quelle unité  entre l’art et la   politique ! Que  pensez-vous du Centre Pompidou, de la pyramide du Louvre, du musée d’Orsay ou du quai Branly  et des commanditaires? Je crois que l’un d’eux  a déjà trouvé son poète. Avez-vous lu : Laurent le Magnifique paru chez Perrin en 2002. Les autres devront-ils attendre huit siècles ?
Il  faut  replacer le conférencier  dans son époque. En 1954, les cicatrices de la seconde guerre mondiale ne sont pas encore totalement fermées mais la vie reprend son cours chez nous comme en Sicile. Il y a encore des baraques mais la reconstruction des maisons détruites bat son plein à Coutances et quatre ans auparavant il y avait eu sur la place du parvis la grande représentation de la « Geste de Geoffroy de Montbray ». A Palerme, en avril 1954, les savants célèbrent le VIIIe centenaire de la mort de Roger II.
Un grand merci à la Società siciliana per la Storia Patria de Palerme de nous avoir donné l’autorisation de publier ce texte.
Bonne lecture à tous. Suggestion : Essayez à haute voix. Vos commentaires seront les bienvenus.
Louis. Jean-Pierre.





                        Le Miracle sicilien.   Henri de Ziegler

En m’adressant à vous spécialistes de l’histoire de la Sicile, dans ce cadre grandiose de Cefalu  l’enchanteresse, je suis bien conscient de ma témérité. J’ai commis des imprudences. La plus difficilement pardonnable aura été celle de m’être  laissé persuader  par une dangereuse sirène, que j’avais quelque chose à dire au sujet de Roger II, de son œuvre et de son époque à vous les médiévistes.  Je crains d’autre part d’avoir commis l’erreur de croire que la poésie, une certaine poésie, puisse trouver sa modeste place dans  l’ensemble  de vos travaux. Et, troisième folie : il m’est apparu opportun de venir vous parler en italien Je m’accuse et je m’excuse.  Habebis confitentem reum . Je suis entre vos mains et m’en remets à votre jugement. 
Je suis venu pour la première fois à Palerme en  avril 1926. Cela fait vingt - huit ans. Que connaissais-je de la Sicile ? Vraiment peu. Qu’est-ce qui m’avait attiré dans cette île ?  Avant tout, les monuments  de  l’époque grecque. Au cours de la première promenade que je fis dans la cité, à peine arrivé, ses monuments m’apparurent comme des dons de je ne sais quels rois mages, dont l’écrin était la conque d’or. Ces mages, je les ai vus  la nuit suivante au cours d’un rêve confus et fugitif  comme tous les rêves.
Je  vais essayer de le  reconstruire. Le premier roi s’avançait  chamarré comme un empereur byzantin, tenant dans ses mains l’image de la Panagia. Le deuxième,  semblablement vêtu de pourpre damasquiné avait des yeux couleur turquoise  plus transparents que les eaux de  la mer voisine et comme dilatés par la lumière resplendissante. Il tenait dans ses mains le  modèle en argent d’une basilique. Le troisième,  au teint  plus sombre, la tête enveloppée dans un turban, les lèvres épaisses, le menton orné d’une courte barbe crépue, souriait avec une grâce enfantine en me montrant un passage de son coran qu’il tenait ouvert. Ce qui me surprenait, c’était l’expression de connivence et de fraternité qui régnait entre  ces trois hommes. Quelques jours plus tard, j’ai cru les revoir à plusieurs reprises dans la cathédrale de Monreale, dans la Chapelle Palatine , prompts à se fondre dans la pénombre silencieuse. Et tantôt l’un, tantôt l’autre,  allait devant. 
Temple de Ségeste
Mais avant  Monreale, avant la Chapelle Palatine, j’avais visité d’autres lieux, oubliant les rois mages. Je m’étais rendu à Ségeste.  La vue du temple, dans la solitude parfois pluvieuse m’avait bouleversé. Il m’apparaissait encore plus solitaire, plus unique, d’une plus dure essence de pierre, au milieu  de cette mobilité aérienne. La montagne de temps à autre se couvrait d’un capuchon. Le temple faisait alors penser à un bateau exilé, échoué sur le sable,
 étranger à l’époque et à  l’environnement. Avec lui, la Grèce s’était expatriée se mêlant à tant de souvenirs alpins que cette fraicheur humide réveillait en moi. Et puis  le soleil se l’appropriait de nouveau, l’ornait de dorures, lui ouvrait jusqu’aux collines lointaines, jusqu’à la mer tout l’espace dont il avait besoin, de sorte qu’il assumait, dans ce désert, cette puissance de vie protéiforme, de naissance et de renaissance  qui dans les créations artistiques est l’apanage de l’unité, de l’harmonie. Si la tendre verdure et les fleurs lui donnaient un air  de sévérité  presque austère, les pierres sombres, le cri rauque des corneilles, quelque chose de sauvage émanant de ce lieu, du vide, du silence lui même, par contraste l’humanisaient jusqu’à lui donner une apparence  de douceur.
Pouvais-je croire, alors, que non loin d’ici  existait  une beauté rivale, une voix ou une harmonie de voix  telle,  qu’elle pouvait répondre à cette voix dorique d’une autre manière et en trois langues différentes, avec une éloquence qui ne  lui  cédait en rien ?  
Mais le lendemain j’ai pu m’en convaincre. De Palerme, où j’étais revenu le soir même, je m’acheminai vers Monreale avec la certitude d’avoir déjà laissé derrière moi  l’heure sublime du voyage, préoccupé uniquement par les choses capables d’en renouveler l’émotion ressentie parmi les pierres d’Agrigente et de Syracuse, disposé à me laisser vivre, jusqu’à ce que je puisse les  admirer dans ce pays où respirer est aussi une fête,
de musarder avec une insouciance capricieuse, de voir, comme on dit, les curiosités. Selon mon guide la  cathédrale de Monreale en était une des premières. En y pénétrant,  un sentiment de  ravissement mêlé d’inquiétude comme face à un « mirage » m’envahit et tout de suite après je ressentis une tristesse profonde à l’idée qu’il me faudrait partir. Partir, c’était mourir non comme il a été dit  à quelque chose, mais à cet ensemble de splendeur, dont je sentais qu’une plus  longue  fréquentation ne pourrait l’épuiser.
Mais ce sentiment mélancolique ne pouvait durer. Régnait tout autour  un calme trop euphorique et rassurant. Voici ce que je ressentis. Il me semble qu’à la beauté vue là-haut, dans le temple de Ségeste, nonobstant cette triomphale conformité à elle-même, je pouvais  associer les qualificatifs de  grandeur, de majesté, tandis qu’à Monreale la beauté  qui régnait en ce lieu  était intraduisible. Magnificence, splendeur, grâce, aucun de ces qualificatifs  ne  se trouvait approprié.
Mais rapidement je devais découvrir un monument encore plus proche de la perfection. Absolue. Quelle civilisation aura donné d’elle-même une image aussi rayonnante ? 
Après Monreale, j’étais allé visiter
Palerme - Cloître St Jean des Ermites
Saint Jean des Ermites, la gracieuse Martorana puis j’avais découvert la Chapelle Palatine qui fut pour moi, plus émouvante encore. Beauté sans pareille qui comblait l’âme d’un seul coup ! Cette Chapelle, elle n’est pas tellement grande  et je parlerai avant tout de la  fascination qu’elle exerce, mettant dans ce mot son premier sens  de voluptueux enchantement. Ici la beauté nous invite à avoir confiance en elle. Et  elle se découvre dans cet abandon  qu’on ne  peut  ressentir que  dans les lieux où l’âme sent qu’elle ne peut être offensée. Le regard peut s’arrêter n’importe où. La réponse n’est jamais fallacieuse ni quelconque. On ne peut contempler autant de perfection sans éprouver de l’enthousiasme, de la révérence et quelque chose de plus pour les hommes qui l’ont créée. Le plus petit détail est un régal. Les goûts délicats des rois normands et de Roger II en premier sont connus.
Palerme - St Jean des Ermites
Ils étaient sous le charme de l’Orient byzantin ou musulman. Et d’autre part, ils étaient en petit nombre  ces catholiques du nord, ces scandinaves latinisés. Comment ont-ils fait pour maintenir leur domination sur les peuples de l’île ? Leur politique fut empreinte d’équilibre, d’égards, de tolérance, en accord avec leurs intérêts certes mais par une conjoncture peut-être unique dans l’histoire, également en accord avec  leurs idéaux. Et cette politique ménageant avec autant de soin l’âme  et la dignité des peuples, trouve dans l’art palermitain tout son symbole. 
Tout ceci pourra-ton m’objecter n’explique rien à vrai dire. Où voyez-vous le miracle ? Je le vois dans cette concordance, dénuée d’arrogance et de  complexes, dans cette perfection esthétique  qui n’a pas son pareil. Je le vois dans le génie de ce Roger, qui le transmet au rameau sicilien de sa lignée. Où trouver avant lui autant de justice ? Et autant de justesse ? Ce respect des races différentes chez un souverain médiéval, et même s’il est intéressé, ne peut que nous stupéfier. Et ne nous stupéfie-t-il pas plus encore ce sens des valeurs si  lucide et perçant ? La Sicile (sans parler de l’Espagne) n’est pas l’unique terre où le christianisme et l’islam furent en contact pendant longtemps. En Syrie, les choses ont évolué d’une manière différente. Dans l’art religieux ou profane, il n’y eut là-bas qu’une persistance des formes occidentales. Dans les colonies franques de Syrie, écrit Emile Berteaux,  à côté des palais sarrasins, où les seigneurs chrétiens vivaient à l’orientale, les architectes, moines ou laïcs, construisaient des églises solides et trapues dans le style roman bourguignon. Les ingénieurs venus de France ou d’Allemagne bâtissaient pour les ordres militaires, en  plein désert, des forteresses identiques à celles qui couronnaient les collines de la Seine ou les pentes rocheuses  du Rhin. Dans le royaume de Sicile, l’art « latinisé » s’éloigne rapidement de tout esprit d’exclusion. Il concède à l’arabe, au grec beaucoup de place. Tout ce qui tend vers la beauté apparait légitime, voire licite.  Dans l’emploi simultané des éléments divers réside le principe de l’art nouveau. Art royal dans lequel s’exprime toute une conception de la vie et une règle de gouvernement. La pensée de Roger II  n’a peut-être  eu qu’un petit nombre d’interprètes. Nous pouvons supposer que les quelques   bâtisseurs,  décorateurs  connaissant  les intentions du prince  furent habiles à les  retransmettre aux mosaïstes  byzantins, aux fondeurs des Pouilles, aux artisans  arabes dont la tradition remontait à l’époque encore récente des émirs. 
Palerme - Chapelle Palatine
Admettons, donc, que tout s’explique par la volonté de ce  Roger II qu’on voit à la Martorana, couronné par le Christ. Nous  ne verrons  pas  pendant le  temps de leur collaboration, les trois arts, latin, grec et musulman  perdre  quoi que ce soit  leur délicatesse. Je maintiens le mot  miracle. Mais  pouvons-nous  l’utiliser dans le sens que lui donnait Renan, en parlant du miracle grec ? Peut-être. Souvenons-nous de la prière sur l’Acropole : « Il existe un endroit  où règne la perfection.  Il y a un peuple d’aristocrates, un public  tout entier  composé de connaisseurs, une démocratie qui a saisi  des nuances d’art tellement fines que les plus raffinés d’entre nous  les perçoivent à peine ». Mais si ces habitants de la Sicile normande ont joui de la paix sous le régime  bénéfique des Hauteville,  est-ce-que ce ne fut pas, pour une partie au moins, parce qu’ils  surent accorder toute  sa  valeur à la coopération,  à l’amour et à la science du beau qui firent naitre un sentiment de communion chez les palermitains quelque fut leur race ou leur religion? Il est certain que dès  le temps de leur construction,
Montreale
les monuments de Palerme et de Monreale ont suscité l’enthousiasme des poètes, des chroniqueurs, orientaux ou normands, d’un Hugo  Falcando,  d’un Ibn-Giobair, d’un Ibn Beschrun, qui les ont chantés ou décrits. 
Mais je voudrais insister sur la corrélation,  entre la nature et l’art dans cette partie de la Sicile. Peut-être que nous aimerions moins, ce que nous voyons de composite dans ces monuments, si  nous  ne sentions pas,  du ciel lumineux et du beau vert de la Conque d’Or à l’harmonieuse polychromie de la Palatine,  cette  relation  de grâce et de bonheur. Voyez au printemps l’ardente profusion de fleurs, parcourez les jardins de la Favorite, contemplez ces milliers d’oranges luisant d’un  éclat  profond  au sein de leur feuillage  sombre. Puis pensez  à cette débauche de couleurs dans les églises normandes et vous comprendrez ce qui pourrait paraitre excessif dans les vers du poète  sarrasin : « Dans les jardins, les oiseaux modulent leurs chants; Les oranges sont comme des flammes vives posées sur des étagères d’émeraude. Les palmiers ondulent  suavement sur la mer palermitaine continuellement baignés par les eaux ruisselantes ». Et vous découvrirez cette relation entre l’art et la nature environnante, là où apparaissait seulement une simple  œuvre issue de l’imagination. Et aujourd’hui, l’art et la nature ne chantent-ils pas à l’unisson sur les beaux chars historiés, honneur des rues et des marchés siciliens ? Ne retrouve t-on  pas l’ancienne tradition éclectique ou plutôt accueillante, dans le choix des sujets ? Sur ceux qui transportaient à la Magione leur beau chargement de fruits et de laitues, je vis alors pêle-mêle quand je vins à Palerme la première fois les flambeaux de Néron, la bataille de Bapaume, Horace Coclite, Falstaff et le triomphe de la justice, c'est-à-dire la Société des Nations. 
L’intime interdépendance de l’art et de la nature, nous le percevons encore dans le fait que la beauté de ces monuments nous semble ne pas pouvoir être exportée. Nous pouvons prendre comme comparaison un  vin de terroir qu’il faut boire  sur le lieu de production. Le sentiment de  tristesse qui m’avait envahi  à Monreale avait une cause. Une voix me susurrait : « Aime ce que jamais tu ne verras deux fois »(en français dans le texte). Tant de merveilles trouvent leur origine dans l’esprit  d’un petit nombre d’hommes prédestinés, de Roger II, de ses successeurs et de leur cour. Et cet environnement unique, il nous faut l’imaginer,  cette domination normande nous devons en pénétrer le caractère profond; parce que en lui, et non seulement dans les œuvres d’art, le miracle sicilien se manifeste. L’histoire nous offre un autre exemple d’une aussi grande  sagesse. L’arabe espagnol  Ibn Giobair, de Valence déclare que la tolérance religieuse, ailleurs peu connue, et souvent inconcevable, s’étendait aux musulmans. Ils avaient leurs cadis, leurs mosquées. A la mort du roi Guillaume, on dit que les femmes sarrasines, les cheveux épars, l’ont  escorté le long des rues de la capitale, accompagnant  leurs chants funèbres au son des tambourins,  pleurant le roi franc comme elles auraient pleuré un émir. Sous les normands, quelque chose de ce que nous pouvons  voir aujourd’hui en Suisse fut une réalité en Sicile. Le latin, l’arabe, le grec étaient les trois langues de la chancellerie royale. Le libéralisme existait  dans l’armée, dans l’administration. Ces rois  purent créer une nation  parce qu’ils surent concilier la diversité des caractères de leurs peuples, de leurs terres. Ce qui en premier avait peut-être été  inspiré par la seule habilité politique se transforma en une tradition féconde. La Sicile devait connaitre plus tard la fusion, l’amalgame. Au XII° siècle, elle désirait au contraire une collaboration entre les divers éléments ethniques qui la composaient, un enrichissement réciproque de ces différents éléments, une participation de tous à l’élaboration de quelque chose de supérieur et d’unique, qu’aucun d’entre eux n’aurait pu  atteindre seul. La Sicile de Roger tend à l’unité dans la diversité, à l’unité issue de cette diversité. Et la Suisse d’aujourd’hui, la Suisse aux quatre langues nationales recherche pareillement l’unité dans la diversité. Si, alors qu’elle réunit des peuples d’origine et de langues  différentes, elle avait eu une capitale comme Palerme, siège d’un pouvoir autoritaire, peut être aurait-elle créé  la même œuvre que celle  qu’on voit dans la capitale de la Sicile. Mais elle ne possédait pas une telle métropole et  il lui manquait le pouvoir royal et autocratique. C’était une confédération de petits états pauvres,  dont les liens étaient lâches. Un art national ne pouvait  naitre de ces arts régionaux. L’art alémanique est une modalité de l’Allemagne méridionale; l’art romand est  dans l’ensemble celui de la Bourgogne. Et  elle avait été la Bourgogne d’outre Jura, la « Bourgogne  trans-jurassienne ». Quant à l’art de la Suisse italienne, il  est lombard. 
Donc, rien en Suisse qui rappelle, même de loin, ce merveilleux spectacle qui nous est offert à Palerme et dans les environs. Et pourtant, nous pouvons observer dans les deux pays, dans la Confédération d’aujourd’hui et dans  la Sicile du XII° siècle, quelque chose de commun et de très remarquable, qui les rapproche idéalement et suffit à expliquer l’amicale curiosité que nous éprouvons pour la Sicile de Roger II; le principe d’une collaboration pacifique entre des peuples divers, entre des religions et des cultures différentes, dans le but d’atteindre  le beau, le juste et le bon, l’idée que chaque nation possède en elle-même quelque chose d’excellent dans tel le ou tel le branche de l’activité humaine, qui doit être conservé pour le plaisir et le bonheur de tous. Nous retrouvons en Sicile et en Suisse, à tant de siècles de distance, la certitude que les peuples peuvent se comprendre, peuvent se défendre, s’aider réciproquement. Maintenant, le concept d’une nation dont le fondement n’est ni l’unité ethnique, ni l’unité linguistique, ni l’unité religieuse (« une foi, une loi, un roi » ) mais la seule volonté de vivre ensemble et d’atteindre ensemble la grandeur et le bonheur, ce concept, nous pouvons dire qu’il est helvétique par définition. D’où, messieurs, notre respectueuse admiration pour la Sicile de Roger et sa  durée éphémère ne lui enlève rien. Quelle autre relation trouver entre notre démocratie et ce règne absolutiste des normands ? Je n’en vois pas. Mais elle suffit. 
Je ne suis pas historien. Il est inutile de le  répéter aux historiens qui m’ont fait, bien que je n’en sois pas digne, l’honneur de m’écouter. Peut-être, pensent-ils  que j’ai accordé trop de temps à la chimère, à la légende. Mais la légende est une réalité que nous ne devons pas sous - estimer. Elle existe. Et seule la Sicile pouvait créer une  telle légende  si  redevable à l’esprit.  Les nations ont la légende qu’elles méritent.